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Nom Anor n’arrivait toujours pas à croire que Vergere soit parvenue à convaincre le Maître de Guerre de perdre du temps à apprendre les règles d’un jeu des infidèles. Il ne comprenait d’ailleurs toujours pas comment elle avait réussi à survivre à un tel affront. Pourtant, elle était bien là, assise en face de Tsavong Lah, étudiant la copie d’un jeu de dejarik – avec plateau et pions en forme de petits monstres animés – fournie par les laborantins Vong. Le Maître de Guerre ne disposait plus que d’une paire de monnocks et d’un minuscule savrip mantellien, alors que son animal de compagnie emplumé avait encore dans son jeu un puissant faucheux kintan et trois limaces k’ior. Même si Nom Anor n’avait jamais été un grand amateur de ce jeu, il avait été fréquemment amené à le pratiquer – dans sa version holographique – au cours de son séjour dans la galaxie. Sans être un expert, il était à même de reconnaître un maître. Et, dans ce jeu, Vergere, sans aucun doute, en était un.
– Si les stratèges de la Nouvelle République étaient les seuls à pratiquer ce jeu, cela ne vaudrait pas la peine d’essayer de l’apprendre, commenta Vergere. Or, il m’a été maintes fois suggéré que le dejarik était jadis considéré comme un excellent exercice par les Chevaliers Jedi.
Ce qui expliquait donc pourquoi elle était parvenue à convaincre le Maître de Guerre de se livrer à ce blasphème, comprit Nom Anor. Tsavong Lah était prêt à tout, du moment que cela l’aidait à combattre les Jedi.
– Les stratégies sont bien plus subtiles qu’elles ne le paraissent, Nom Anor, dit Tsavong Lah sans détourner les yeux du plateau de jeu. (La remarque surprit l’Exécuteur, qui pensait que le Maître de Guerre était bien trop absorbé par son jeu pour avoir noté qu’il était observé.) Et un guerrier doit connaître l’esprit de son ennemi.
– Ce jeu est très populaire à travers toute la galaxie, répondit Nom Anor. J’y ai moi-même joué plusieurs fois.
– Vraiment ? (Tsavong Lah détacha ses yeux du plateau.) Alors peut-être pourrais-tu me donner des indices sur l’itinéraire que vont emprunter Jacen et sa sœur pour rentrer chez eux.
– Chez eux ? demanda Nom Anor, perplexe. (La Mort Exquise avait plus d’un jour de retard, mais de tels délais n’étaient pas inhabituels pour les patrouilleurs. Ceux-ci opéraient en territoire ennemi et devaient sélectionner leur itinéraire avec la plus grande prudence.) J’ignorais qu’ils s’étaient échappés.
– Ah oui ? (Tsavong Lah reporta son attention sur l’échiquier dejarik. Il fit avancer son savrip entre deux des limaces k’ior de Vergere.) Intéressant. Je croyais que cela sauterait aux yeux de tout bon joueur de dejarik.
Une bouffée de colère monta aux poches oculaires de Nom Anor.
– Le dernier rapport du suprême commandeur prétend que Duman Yaght contrôle la situation. Est-ce que vous avez reçu une communication dont j’ignorerais l’existence ?
– Pas encore. (Tsavong Lah sourit, constatant que Vergere envoyait son faucheux pour terrasser le savrip. Profitant de la manœuvre, il glissa son petit monnock dans la case vacante et attaqua le faucheux par-derrière. Tirant tout l’avantage de cette attaque surprise en deux temps, le Maître de Guerre se trouva alors en position d’assaillir une limace k’ior. Il adressa un sourire à Vergere.) Mais figure-toi que le fonctionnement de l’esprit des Jeedai m’apparaît de plus en plus clairement. Ils vont se tenir tranquilles, et puis passeront à l’action lorsque leurs geôliers auront trop gagné en confiance.
Vergere répondit au sourire par un petit coassement bien à elle.
– Ils vont attaquer, c’est sûr. Mais pas là où nous les attendons. (Au lieu d’avancer une deuxième limace k’ior pour protéger la première, elle déplaça la pièce de deux cases en direction du côté adverse de l’échiquier.) Dans les vidéos de dejarik que j’ai vues, on appelle ce coup « la prise mortelle du faucheux kintan ». C’est imparable.
Ses trois limaces k’ior étaient à présent disposées à angle droit. Chacun des monnocks était coincé entre deux des monstres de Vergere. Peu importait la limace que l’un des deux monnocks attaquerait en premier, les deux autres gastéropodes pourraient immédiatement riposter en prenant l’adversaire à revers. Cette contre-attaque surprise piégerait le dernier monnock sans espoir d’évasion. Le Maître de Guerre évalua la situation d’un seul coup d’œil. Ses poches oculaires devinrent dangereusement noires lorsqu’il comprit comment Vergere l’avait manœuvré.
– Je vois ce que tu veux dire… (Il balaya l’échiquier d’un revers de la main et se leva. Il marcha jusqu’à l’une des lentilles s’ouvrant sur l’espace et admira la nuée de petits vaisseaux aux reflets noirs qui croisaient à proximité du Sunulok.) Alors, ils se sont joués de nous. Mais dans quel but ?
– Le mode de pensée des Jedi n’est pas si différent du nôtre, dit Vergere. (Elle inspecta la liste des images holographiques sur son moniteur, sélectionna l’un des monstres miniatures et projeta sa représentation tridimensionnelle sur l’échiquier.) Ils vont concentrer leur attaque sur ce qu’ils craignent le plus.
Tsavong Lah se détourna du hublot et, apercevant l’image d’un rancor, seul au milieu du plateau, hocha la tête.
– Je suppose qu’il est préférable d’envisager le pire. (Il se tourna vers Nom Anor.) Tu vas embarquer sur le Ksstarr et rejoindre immédiatement le Baanu Rass.
Nom Anor hocha la tête ; il n’avait pas besoin d’explications. Actuellement en orbite autour de la planète Myrkr, le Baanu Rass était le plus imposant des vaisseaux-mondes croisant dans la galaxie. En raison de son cerveau malade, devenu incapable de contrôler sa gravitation – les laborantins métamorphiques avaient dû utiliser des basals dovins pour y créer une pesanteur artificielle –, le Baanu Rass était aux trois quarts abandonné. L’endroit était idéal pour le programme de clonage de voxyns qui s’était, jusqu’à présent, révélé si efficace contre les Jedi.
– Et les Jeedai ?
– Fais ce qui est nécessaire. Mais les jumeaux Solo ont été promis au Seigneur Shimrra. Tu dois absolument nous les ramener vivants.
– A vos ordres.
La sensation qui emplit alors le cœur de Nom Anor était plus proche du triomphe que de la joie. Certes, le Maître de Guerre s’était montré fort tolérant à propos des événements survenus sur Coruscant. Mais il n’avait pas non plus puni Vergere pour avoir essayé de saboter sa mission. Nom Anor croisa les poings en travers de sa poitrine et recula vers la porte, songeant que s’il réussissait dans cette tâche, cela lui permettrait certainement d’obtenir la préfecture d’un secteur.
– Maître de Guerre, je crois qu’il s’agit d’une erreur. (Vergere avait parlé doucement, afin d’obliger Nom Anor à admettre qu’il les espionnait au cas où lui viendrait l’idée de la contredire.) Etant donné que votre réputation auprès du Seigneur Shimrra est en jeu, ne croyez-vous pas plus sage d’envoyer quelqu’un faisant preuve d’un peu plus de doigté ?
Nom Anor retint sa langue, juste à temps, et continua de reculer vers la porte, les oreilles tendues pour écouter la réponse du Maître de Guerre.
– Si tu fais allusion aux événements de Coruscant, je sais ce qui s’est passé, dit Tsavong Lah. Nom Anor n’est pas à blâmer. Il a très bien fait de revenir auprès de nous.
Nom Anor, plus surpris que furieux, entendit cependant Vergere insister :
– Nous devons aussi prendre en compte la débâcle d’Elan et des Brigades de Paix, et son échec contre Mara Jade Skywalker. Nom Anor a affronté les Jedi plusieurs fois sans obtenir de résultats réellement concluants.
La porte-valve s’ouvrit derrière l’Exécuteur, mais il préféra ne pas bouger, ne sachant s’il devait quitter la salle. Tsavong Lah se tourna pour lui faire face.
– Tu comprends ce qui est en jeu, Nom Anor ? Certes, les paroles de Vergere sont marquées par votre rivalité, mais il faut tout de même admettre une certaine vérité dans ce qu’elle avance. Si tu n’as pas confiance en ton succès, dis-le maintenant et nous chercherons ensemble une autre solution.
– Il n’y a pas de raisons de s’inquiéter, Maître de Guerre. (Nom Anor comprenait parfaitement ce qui était en jeu : son avenir professionnel, et probablement sa vie.) Comme je constate que vous êtes à même de déchiffrer les manigances de Vergere, je n’ai plus aucun doute.
Le visage de Tsavong Lah s’assombrit.
– Pourquoi ? Tu en avais avant ?
– Mon Maître, je ne voulais pas dire que je doutais de vous. Je voulais simplement avouer que je doutais de mes capacités à comprendre vos méthodes.
Tsavong Lah lui fit signe de s’approcher.
– Et peux-tu me dire, exactement ce que tu ne comprenais pas ? (Le ton du Maître de Guerre était fort sec.) Et ne t’avise pas de m’insulter à nouveau en me mentant.
Nom Anor inspira profondément et revint se poster près de l’échiquier dejarik.
– Mon Maître, les êtres de cette galaxie pratiquent également un autre jeu qui s’appelle le sabacc. Dans ce jeu, les cartes peuvent changer de valeur du tout au tout. (Il foudroya sa rivale du regard.) Vergere est restée captive des infidèles pendant plusieurs semaines et je vous rappelle qu’elle doit encore nous fournir une explication satisfaisante concernant son évasion.
– Les scribes sont satisfaits, répondit Vergere. Ainsi que tous les prêtres de Yun-Harla.
– C’est qu’ils ne connaissent pas encore Han Solo, déclara Nom Anor sans quitter Tsavong Lah du regard. Ce n’est pas son genre de laisser un ennemi s’échapper.
– Il ne m’a pas laissée faire quoi que ce soit ! répondit Vergere. Il y a encore des choses que vous ignorez sur moi.
– Et ils se trouvaient au milieu d’une bataille déclenchée par tes soins, ajouta Tsavong Lah. Plus important, Vergere a appris bien plus de choses au cours de sa captivité que la pratique du dejarik. Ses informations ont permis de sauver des milliers de vaisseaux et nous avons détruit trois flottes de la Nouvelle République parce qu’elle avait deviné leurs intentions.
– C’est un petit prix à payer pour rester en grâce auprès de vous. (La réponse jaillit de la bouche de Nom Anor avant même qu’il ne se rende compte qu’elle s’était formulée dans son esprit.) Je n’ai certainement pas voulu dire que Vergere était une traîtresse…
– Bien sûr que non, dit Tsavong Lah. Tu as voulu dire que je manquais de discernement pour déterminer si elle l’était ou pas.
Nom Anor ferma les yeux.
– Je ne me permettrais pas de dénigrer ainsi…
– Tu viens juste de le faire ! rétorqua Tsavong Lah. Mais ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus.
Le Maître de Guerre demeura silencieux pendant quelques instants, jusqu’à ce que Nom Anor daigne de nouveau ouvrir les yeux.
– Non, ce qui m’inquiète le plus, c’est que tu sois assez idiot pour croire que je n’ai pas remarqué ton manège. (Tsavong Lah étudia l’Exécuteur pendant un long moment.) Cette nouvelle mission est encore plus importante que toutes celles que j’ai pu te confier jusqu’à présent. Je pense qu’il serait sage que tu emmènes un conseiller avec toi.
Ayant déjà mis en doute le discernement du Maître de Guerre, Nom Anor préféra ne pas réitérer l’expérience immédiatement.
– Si le Maître de Guerre considère que c’est sage…
– Le Maître de Guerre le considère effectivement. (Tsavong Lah se tourna vers Vergere et lui parla d’une voix aussi sèche que celle qu’il avait employée pour s’adresser à Nom Anor :) Tu vas accompagner Nom Anor.
Les plumes de Vergere se hérissèrent.
– En tant que conseillère ? s’étrangla-t-elle. Mais on ne peut pas donner de conseil à une limace k’ior ! Ça ne marchera jamais !
– Il vaudrait mieux que ça marche. (Tsavong Lah leur adressa à tous deux un sourire sinistre.) J’en ai assez de cette jalousie entre vous deux. A partir d’aujourd’hui, vous réussissez ou vous échouez. Ensemble.